We can be heroes
Ce que la culture implicative a en commun avec le leadership relationnel
Une expérience artistique et participative en 7 chansons
Lire l’article en anglais - Read this blog in English
Il y a quelques semaines, je me suis portée volontaire pour participer à une expérience collaborative, à l’invitation du Théâtre de la Croix-Rousse situé près de chez moi et dont j’apprécie la programmation. Le moment tombait mal, avec un week-end entier de répétition juste à mon retour de la tournée de promotion du livre aux Etats-Unis, qui m’avait déjà éloignée de ma famille deux semaines d’affilée.
Mais je n’ai pas pu résister à cette invitation :
Vous rêvez d’être une pop star ? Vous aimez chanter sous la douche ?
Dans cette performance participative et collective, les artistes de Groupenfonction invitent 25 personnes de tous âges à troquer leur pommeau de douche contre un micro le temps de deux concerts en playback en extérieur, à la Croix-Rousse. En interprétant des tubes de la pop music (Shirley Bassey, MGMT, Jamie T ou Björk…), ces stars d’un jour illustrent l’unicité et la pluralité des individus au sein d’un groupe. La gestuelle et les mimiques étudiées au détail près transforment le playback en un art à part entière. Voici un spectacle généreux, drôle et enjoué qui permet de célébrer le plaisir d’être ensemble.
Mes ados étaient mortifiés que leur mère postule à un spectacle de play back (!) dans la rue (!!) près de chez nous (!!!), mais la chose était trop tentante. Cette invitation résonne tellement avec mon travail sur l’engagement collectif, la participation, la co-création en entreprise – dont j’ai brossé le tableau dans mon livre Dare to Un-Lead : l’art du leadership relationnel dans un monde fragmenté (Figure 1 Publishing – disponible en anglais uniquement). Elevée par des parents artistes, invitant moi-même les organisations à plus de « corporate artistry », je suis toujours curieuse du regard des artistes sur le monde. Je soutiens le développement de la « capacité d’agir », j’invite à passer de la position de spectateur à celle d’acteur, il était donc assez naturel que je me porte volontaire.
Au bout de plusieurs jours de travail avec le créateur et chorégraphe de la pièce, Arnaud Pirault, nous avons assuré deux représentations de la performance. Un vrai bonheur !
En voici un court résumé vidéo :
Ce spectacle joyeux et généreux restera longtemps dans ma mémoire. Du travail qui l’a précédé, je retiens les points suivants – et les mets en regard de ma pratique du leadership d’entreprise.
Le temps des héros est révolu – Sus au leadership héroïque !
Etions-nous, acteurs de la performance, des apprentis héros / héroïnes, comme son titre l’indique ? Pas vraiment. A l’origine du spectacle en 2008, le titre était barré, pour marquer la défiance du créateur à l’encontre de la notion de héros. Chaque époque a célébré ses héros, pour parfois les renier ensuite : Stakhanov, Zidane, ou encore les esclavagistes dont les statues ont été démontées ces dernières années. En fait, le statut de « héros » ne traduit que l’idéologie du moment. Si le trait qui barrait le titre a été enlevé, c’est à la demande des graphistes chargés du design des programmes, parce qu’il risquait d’évoquer l’annulation du spectacle. Le titre est resté : We Can Be Heroes, nous pouvons être des héros. Mais il est à prendre avec une saine distance, un esprit critique.
Dans mon livre, je cite le réalisateur Olivier Assayas qui estime que « les films de super-héros sont basés sur la passivité des spectateurs ». C’est pareil quand on remet son destin professionnel, ou la bonne marche d’une organisation, dans les mains d’un « leader » prétendument exceptionnel. On acte notre passivité, ou celle des employés, et par là on limite la capacité collective.
A la place d’un leadership héroïque, je propose de développer l’« un-leadership », ou leadership relationnel et collectif.
Faire ensemble pour être ensemble – C’est l’action commune qui forge un collectif
Les débuts de notre première journée ensemble m’ont paru un peu embarrassants. Pas de sièges en cercle, pas d’ice-breaker, pas de « faisons connaissance », aucun de ces rituels devenus courants dans le monde de l’entreprise. Pas non plus de grande déclaration du créateur sur la raison d’être de son œuvre – ce que j’en sais, je suis allée le lui demander lors d’une pause-café. A la place, quelques mots sur le contenu de la journée, puis tout le monde par terre pour un premier long exercice au sol.
En fait, le collectif s’est élaboré progressivement autour de ce que nous construisions ensemble, un spectacle ludique mais exigeant. A aucun moment nos capacités n’ont été mises en doute. En revanche le chorégraphe nous a fait voir que la performance ne fonctionnait pas quand nous n’étions pas véritablement attentifs les uns aux autres, quand nous n’étions pas assez généreux.
En revanche, qui nous sommes – nos croyances, notre identité, notre trajectoire – n’était ni scruté, ni questionné. On nous a laissé la liberté de partager ou pas. On a respecté notre liberté d’être qui on veut, sans avoir à faire l’effort se couler dans un moule culturel, sans avoir à faire semblant. C’est cela la véritable inclusion, celle que je trouve dans le travail avec les volontaires en entreprise.
On pense parfois qu’il faut d’abord faire une équipe pour faire du bon travail : on investit dans le recrutement le plus précis possible, l’analyse des caractères de chacun, le teambuilding… quand on devrait à la place favoriser l’émergence du commun par l’action collective. A. Pirault a la passion de la « culture implicative » faite par tous dans l’espace public. On devrait à mon avis cultiver une passion similaire dans le monde du travail.
Convoquer ses émotions – L’humanité est un accélérateur de performance collective
Une partie du travail de préparation a consisté à « convoquer » ses émotions – pas seulement les « accueillir », comme on l’entend souvent. Sur une musique assez longue, le temps de plusieurs chansons, nous étions invités à nous mouvoir dans l’espace, en exprimant par le corps les émotions qui nous traversaient. Un autre exercice a consisté, sur une autre musique, à regarder longuement ses camarades, et à se laisser regarder par eux ; sans se parler.
Cette intentionnalité, cette connexion au domaine émotionnel résonnent puissamment avec ce que j’évoque au sujet du leadership collectif. Une de ses dimensions essentielles est en effet l’« aisance émotionnelle » (emotional fluency) ou la capacité à se relier émotionnellement avec des personnes parfois très différentes de nous-même. J’illustre le point en évoquant l’aviron, sport collectif s’il en est, dans lequel on doit apprendre à sentir le collectif sans se parler, sans même le voir directement, par une ouverture des sens et la mobilisation de « l’intelligence somatique ». Changement radical par rapport à la prééminence du « logique » et du « rationnel » dans le monde du travail.
Or, il ne suffit pas de convaincre ou d’expliquer pour amener un collectif vers un certain objectif. Il ne suffit pas d’enrober le travail dans des injonctions à l’empathie ou des bribes de psychologie positive. Matthieu Androdias, champion d’aviron aux Jeux Olympiques de Tokyo avec Hugo Boucheron, disait qu’il avait longtemps tenté de réprimer ses émotions pour ramer plus vite, plus fort. Or, ramer comme une machine ne l’a amené qu’à un certain point, mais pas plus loin. C’est avec un préparateur mental qu’il a compris que ses émotions étaient précisément ce qui lui permettrait de gagner. A condition de les accueillir – et même de les convoquer.
L’entreprise de demain aura ceci de vraiment différent par rapport à l’entreprise du passé qu’elle se développera sur l’humanité de ses personnes, au lieu de la réprimer. C’est déjà possible aujourd’hui, si on le veut vraiment.
Toute ma gratitude à Arnaud Pirault, Christel Zubillaga, le Théâtre de la Croix-Rousse, mes co-héros et co-héroïnes pour cette expérience inoubliable ; à Get Well Soon, Jamie T., Björk, Eminem, Shirley Bassey, et Arcade Fire pour leurs chansons formidables, que je peux désormais chanter sous la douche parce que je connais leurs paroles.
Enfin Eminem, ça va encore un peu trop vite pour moi 😊
Quelques leçons tirées d’une mission particulière en Arabie Saoudite