Les Futurs du Travail : Dare to Un-Lead
Entretien avec Stowe Boyd
Ecologie du travail et anthropologie du futur
Stowe est un ami de longue date. Je crois que nous nous sommes rencontrés au départ par Twitter. Depuis de nombreuses années je suis inspirée par sa curation et son analyse phénoménales de l'écologie du travail et de l'anthropologie du futur. La lettre d'information de Stowe, Work Futures, est une mine d'informations pour les agents du changement.
Quand j'ai fini d'écrire Dare to Un-Lead, j'ai demandé à Stowe s'il voulait bien lire et approuver le manuscrit, ce qu'il a gentiment accepté. Voici ce qu’il en a pensé :
Courageuses et d'une ampleur époustouflante, les idées émancipatrices proposées dans Dare to Un-Lead méritent d'être lues par tous.
Stowe Boyd
Dare to Un-Lead est d’ores et déjà disponible en pré-commande - il sort aux Etats-Unis et au Canada le 3 mai 2022, dans le reste du monde le 21 juin 2022. Ci-dessous un aperçu de son contenu, grâce à ce dialogue entre Stowe et moi-même publié dans Work Futures le 18 janvier 2022.
Stowe : J'ai eu la chance de lire votre ouvrage Dare to Un-Lead, mais je n'ai pas vu de définition explicite de “un-leading” ou “un-leadership”. J'ai lu vos commentaires sur le leadership traditionnel, où vous dites : "Ce qui est encore vénéré comme leadership est souvent un ensemble nocif de comportements obsolètes qui nuisent aux individus et aux sociétés, et qui doivent être réinventés". Pourriez-vous nous donner une définition du “non-leadership”, et nous dire en quoi il diffère des notions traditionnelles ?
Céline : Le terme "un-leading" est apparu assez tard dans le processus d'écriture, en réfléchissant au titre du livre. Vous pouvez y voir un contrepoint ironique à l'archi-connu "Dare to Lead", un clin d’oeil très respectueux c’est important de le noter. Cependant, "un-leading" m'est apparu comme une idée évidente, capturant l'essence de ce que j'explore dans le livre.
Je pense que nos organisations, et plus généralement notre société, sont malades - elles nous rendent malades. Cela est dû à un leadership délétère que nous continuons à perpétuer, à vénérer même, malgré toutes les preuves qu'il ne fonctionne pas. Nous continuons à mettre les leaders sur un piédestal, en leur attribuant des vertus singulières, liées à leur charisme ou à la manière dont ils font preuve d'une autorité "naturelle", qui les place dans notre esprit - et dans les organigrammes - au-dessus des autres.
Cette vision du leadership est une idéologie toxique. Elle nuit aux personnes, aux organisations et à la planète. Il est temps de "dé-leader" : de réaliser que le leadership est avant tout une capacité collective qu’il faut cultiver, dont le constituant de base est la fluidité relationnelle et émotionnelle, qui est servie par un ensemble de comportements très différents, notamment le fait de s'effacer dans le collectif plutôt que de se placer au-dessus. Cela ne demande pas moins d'efforts que la conception traditionnelle du leadership, mais plus. Cela en vaut la peine. Le “dé-leadership” crée une valeur économique et humaine durable, contrairement au modèle extractif auquel nous sommes habitués.
Stowe : Le changement que vous envisagez, pour s'éloigner du leadership toxique, doit comporter de nombreuses facettes. Une division simple s'impose : nous devons amener les dirigeants actuels à relâcher leur emprise sur les rênes du pouvoir - ou les en détacher - et la base actuelle doit accepter un modèle de leadership remanié, ce que j'appelle le leadership émergent, ou peut-être ce que vous appelez le dé-leadership. Plus tard je vous interrogerai sur l'activisme d’entreprise, mais d'abord, pouvez-vous nous parler des conditions préalables à ce type de changement de mentalité ?
Céline : Il est crucial de prêter attention aux systèmes - pour Barry Oshry, la vision des systèmes, par opposition à l’aveuglement aux systèmes, est la clé de l'émancipation. A partir de là, on peut identifier comment nos comportements individuels perpétuent les systèmes dans lesquels nous sommes, ou au contraire, les font évoluer.
Ce n'est pas facile. Certains préfèrent ignorer à quel point nous sommes pris dans des systèmes, préférant croire en leur propre volonté ou au pouvoir salvateur de tel ou tel leader ; d'autres imaginent des systèmes intentionnellement hostiles contrôlant le monde : soit pas de système du tout, soit un "super-système" fantasmé.
La réalité est plus complexe. Pour la voir, il faut de la curiosité (par opposition à la peur, ou à la volonté de contrôler) ; de l'humilité (douter de ses propres certitudes est une routine très saine) ; et de la générosité dans les relations humaines. Autre condition pour que ce changement soit possible : nous avons besoin de beaucoup, beaucoup plus de femmes aux postes de pouvoir. Il a été prouvé que l'intelligence collective augmente avec le nombre de femmes, car l'intelligence relationnelle est alors plus élevée. Il faut sortir de la logique du "gagnant/perdant". Un collectif plus diversifié en termes de genre est meilleur pour tout le monde.
Stowe : Le livre est organisé autour de ce que vous appelez "les trois principes universels" de Liberté, d'Égalité et de Fraternité, une formule née de la Révolution française et qui est maintenant la devise nationale de la France. Voyez-vous ces principes comme une base pour le business, ou comme un cri de ralliement pour un mouvement révolutionnaire visant à réformer la culture d'entreprise ?
Céline : Au départ de ce livre, il y a la recherche d'un moyen simple pour synthétiser mon expérience du travail et du leadership, et structurer ma pensée. Il n'était pas question pour moi d'élaborer un " modèle ", et surtout pas un modèle qui pourrait faire l'objet d'une marque déposée, ce qui est une faiblesse fréquente chez les théoriciens. J'ai une méfiance, voire une aversion pour les modèles, que je trouve plus souvent nuisibles qu'utiles. Ils entretiennent toute une industrie qui détourne l'attention et les ressources de domaines où les efforts seraient plus bénéfiques, mais surtout ils entretiennent l'illusion qu'une "recette" peut résoudre les problèmes. Une recette est nécessairement une simplification de la réalité. Les modèles transposés d'un domaine à l'autre, indépendamment du contexte spécifique et de l'identité de chaque organisation, entravent la possibilité pour ses membres de construire ensemble leur destin commun. Il s'agit, selon moi, d'un défaut majeur qui limite la capacité des individus et des organisations.
C'est pourquoi j'ai choisi de penser selon trois grandes valeurs, comme autant de pistes de réflexion et d'action : la liberté, l'égalité et la fraternité. Ces valeurs sont simples, connues de tous, et ne peuvent évidemment pas faire l'objet d'une marque déposée. Elles laissent le lecteur libre d'envisager son propre chemin. Il se trouve que ces valeurs sont célébrées par mon pays, la France, depuis la Révolution de 1789 ; je n'ai pas été insensible au symbole, ni à l'ancrage culturel. Néanmoins, ces valeurs ne sont pas françaises, mais plutôt des aspirations universelles, et elles ne sont même pas révolutionnaires - elles auraient été formulées dans cette trilogie par un archevêque à la fin des années 1600. Mais il est vrai que, par rapport à la réalité du travail dans une grande majorité d'organisations aujourd'hui, les notions de liberté, d'égalité et de fraternité peuvent sembler provocantes.
La provocation est certainement stimulante, mais ce n'est pas dans cette optique que j'aborde le sujet. Au cours de ma carrière, j'ai été témoin et j'ai contribué à la mise en oeuvre de ces valeurs au travail. J'ai vu leurs nombreux avantages, et je sais qu'il est possible - et pas si difficile - de faire évoluer les organisations vers un mode de travail plus moderne et plus fructueux pour tous. Dans une société de plus en plus fragmentée, le lieu de travail peut être l'endroit où nous reconstruisons un collectif humain passionnant, cohérent et puissant. C'est ce que je souhaite montrer avec ce livre.
Stowe : Cela me fait penser à l'invocation de Theodore Parker par Martin Luther King Jr, "l'arc que décrit l'univers moral est long mais il tend vers la justice". Combien de temps faut-il à une personne, une organisation, ou au monde des affaires pour adopter ces idées ?
Céline : En vérité, je ne sais pas si l'arc moral penche vers la justice à long terme. J'espère que oui. Nous avons fait beaucoup de progrès, mais l'état fragile de la démocratie américaine aujourd'hui illustre comment le progrès génère en même temps un ressentiment profond et durable. Les puissants sont de plus en plus puissants, les inégalités se creusent, et même une crise mondiale comme celle du Covid n'a pas réussi à ébranler tout cela. Mais je reste optimiste : sur le lieu de travail, nous pouvons construire des connexions humaines authentiques et fructueuses, un collectif sain qui permet à chacun d'aller de l'avant.
Combien de temps cela prend-il ? C'est un processus dynamique qui n'a pas de fin, mais pour commencer, il suffit de s'engager dans des conversations différentes : avec des personnes différentes de celles avec lesquelles vous avez l'habitude d'interagir, sur de nouveaux sujets, de nouvelles manières. Le changement peut être amorcé en 5 minutes. Ensuite, il faut travailler et persévérer.
Stowe : Vous citez Camus dans L’homme révolté, qui a écrit "Je me révolte, donc nous sommes". Vous poursuivez en disant "La révolte nous éloigne de nos circonstances singulières et nous fait entrer dans l'expérience collective. En fait, la révolte est la réalité fondamentale de nos vies, parce qu'elle crée la communauté humaine". Pourriez-vous nous en dire plus sur le rôle de l'activiste dans le monde des affaires ? Et comment êtes-vous parvenue à cette compréhension ?
Céline : L'activiste est une figure familière de la société, le plus souvent associée à des questions politiques et sociales - activiste des droits de l'homme, activiste du climat, etc. -, agissant parfois comme un contre-pouvoir face aux entreprises. Mais la dynamique de l'activisme a, à mon avis, un énorme potentiel pour la transformation positive des organisations. Nous pouvons l'exploiter pour améliorer la façon dont nous travaillons ensemble, pour obtenir des résultats meilleurs, plus rapides et plus durables.
L'activisme d'entreprise est un antidote remarquable à la fragmentation organisationnelle, aux silos opérationnels, au désengagement des employés et à l'ossification bureaucratique. L'activisme permet de mobiliser un grand nombre de personnes beaucoup plus efficacement que la communication ou l'injonction. La confiance résultant d'un activisme commun au service d'une cause commune permet aux communautés d'intention et d'impact de se développer. Comme nous le savons, la communauté est un espace idéal pour le partage, l'apprentissage et l'expression de soi. C'est un creuset de fraternité, un puissant moteur de performance et de résilience collective. Le leadership d'aujourd'hui (ou "dé-leadership", comme mentionné précédemment) doit se concentrer sur le développement de communautés d'intention et d'impact. Il peut le faire en encourageant la logique de l'activisme sur le lieu de travail. Cela demande de l'engagement et du courage de la part des dirigeants, car c'est un chemin moins habituel et qu'ils ne peuvent pas tout y "contrôler". Mais c'est tellement plus gratifiant, individuellement et collectivement.
Je suis entrée dans ce domaine presque par accident, lorsqu'un acte de rébellion mineur, devenu viral grâce au réseau social d'entreprise, a conduit à l'émergence d'un collectif uni par la volonté de moderniser une culture d'entreprise. C'était il y a plus de 10 ans maintenant. Depuis, j'ai exploré le terrain, appris et appliqué cette logique de l'activisme dans différentes configurations et à différentes fins. À chaque fois, cela a donné des résultats extraordinaires. Ce livre m'a permis d'aller plus loin dans ma compréhension des raisons pour lesquelles cela fonctionne.
À propos de L’homme révolté de Camus : J'avais lu quelques livres de Camus lorsque j'étais adolescente, mais rien depuis. Pendant l'écriture de Dare to Un-Lead, je me suis replongée dedans. L’homme révolté a été un éblouissement. Camus y décrit avec maîtrise et grâce une éthique de la rébellion. La révolte est, selon Camus, un acte individuel qui permet d'accéder au collectif. Lorsque quelque chose nous semble intolérable - par exemple, une culture de travail archaïque - et que, au lieu de nous taire, nous agissons, nous nous rebellons contre une condition qui affecte aussi les autres. C'est pourquoi, à travers la révolte, nous atteignons l'universel. Cette phrase, "Je me révolte, donc nous sommes", me touche profondément. Nous avons besoin de plus de militantisme sur le lieu de travail, pour le bien des entreprises, des travailleurs et de toute notre société.
Stowe : Qu'est-ce qui nous retient ? Le manque d'activistes ? L'opposition active d'intérêts bien ancrés ? La peur ? Et si c’est la peur, la peur de quoi ?
Céline : L'opposition active de ceux qui sont satisfaits du système actuel, certainement. Les effets d'une société de consommation, qui a favorisé notre narcissisme et notre passivité. La peur de l'inconnu. Et un terrible manque d'imagination.
Merci à Stowe pour cette interview !
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