Gagner ensemble, contre toute attente
Collaboration et impact avec l’extrême Autre
Victoire !
Je n'ai pas l'habitude d'écrire sur le football (en fait, jamais), mais c'était amusant d'être en Arabie Saoudite le jour même où son équipe a battu l'Argentine dans son premier tour de la Coupe du monde.
On voyait les gens rayonner de bonheur et de fierté. Les Green Falcons, dont personne ne s'attendait à ce qu'ils brillent, avaient marqué deux buts et déployé une défense magistrale, défiant la légendaire équipe argentine. Les médias rapportent que les joueurs, galvanisés par leur entraîneur, ont réalisé là leur meilleure performance collective depuis longtemps – et ont gagné le match.
Contre toute attente.
Moi aussi, j'étais de bonne humeur ce jour-là, car le premier projet que j'avais réalisé pour un client saoudien s'était très bien passé.
Pour être honnête, j'appréhendais cette mission. J'ai beaucoup réfléchi à ses aspects éthiques et pratiques. Je n'avais que peu de repères sur les normes sociales locales, dans un pays qui évolue rapidement ; je craignais que mes vêtements et mon attitude ne soient pas appropriés. On attendait de moi que je conçoive et anime un atelier destiné à un public exclusivement masculin, sur l'intégration des femmes sur leur lieu de travail. Pas facile !
Je ne pouvais pas co-élaborer le programme avec le client, comme je le fais habituellement. Je supposais que certains des participants auraient été dirigés vers cet atelier plutôt que de se porter volontaires pour y participer.
Plus fondamentalement, sur de nombreux aspects, j'étais sur le point de collaborer avec mon opposé culturel. L'ampleur du défi lié à cette opération était franchement déconcertante. Et pourtant, ensemble, nous avons réussi : le séminaire a été une victoire.
Contre toute attente.
Une telle incertitude et des différences extrêmes entre les parties prenantes appelées à interagir se retrouvent fréquemment dans le monde des affaires. Aussi, il est peut-être utile d'identifier et de partager les principaux éléments qui ont conduit à la réussite de ce projet. Ils sont fondés sur la philosophie décrite dans Dare to Un-Lead : The Art of Relational Leadership in a Fragmented World.
1- Faire de la relation le tout premier objectif
Naturellement, je n'ai pas été mandatée pour "construire une relation". J'avais un travail spécifique à faire : transmettre des connaissances, satisfaire un besoin du client. Mais comme ce travail impliquait des personnes, leur participation active était essentielle à sa réussite.
Et on ne peut pas mobiliser les gens en les traitant comme des entités désincarnées, des récipients à remplir d'informations, comme si qui nous sommes et la façon dont on interagit n'avaient pas d'importance. Au contraire, c'est ce qui compte le plus, car la qualité de notre relation détermine le résultat collectif.
Esko Kilpi, que je cite à de multiples reprises dans Dare to Un-Lead, explique : " Le travail que les humains accomplissent était autrefois une carrière, un rôle, un emploi ; maintenant, c'est une tâche, mais ce sera une relation : le travail est une interaction entre des personnes interdépendantes " (dans « Redéfinir le travail », 2015 - c'est moi qui souligne). Dans un autre de mes articles préférés ('We need to shift our focus from competencies to agency', 2018), Kilpi écrit que « Le succès aujourd'hui est de plus en plus le résultat d'une présence intelligente : il s'agit d'empathie et d'interaction. L'interaction crée des capacités au-delà des individus ». Et à nouveau de cet article de 2015 : « Lorsque nous nous engageons dans de nouvelles relations et que nous nous connectons à une pensée différente de la nôtre, nous créons toujours de nouveaux potentiels d'action. »
C'était mon objectif n°1. Et donc, je suis arrivée sans autre ambition que d'établir une connexion authentique et humaine avec les participants ; car tout le reste (apprentissage, changement...) en découlerait.
Cela peut sembler un objectif terriblement modeste, mais il est en fait énorme – et c'est celui qui demande un réel effort. Monter une réunion, une présentation, un plan... est facile. Établir un véritable lien humain avec “l'extrême autre" exige une réelle curiosité, une attention totale et sans jugement, l'exercice de cette ouverture sensible dont je parle dans Dare to Un-Lead.
Cela bouscule nos privilèges relatifs ou nos marqueurs positionnels : l'expertise, les années d'expérience, les honneurs académiques, la reconnaissance sociale... ne comptent pour rien devant un groupe d'inconnus.
Nous devons, si nous voulons réussir dans cette ère de travail relationnel, nous présenter vulnérables à l'interaction humaine et désireux d'être touchés par elle.
2- Partir du méta-niveau pour produire de l'impact
Le meilleur design, le contenu le plus pertinent et le facilitateur le plus compétent ne suffisent pas à faire un bon atelier. Ceux-ci doivent être portés par un processus qui reflète et exprime les objectifs poursuivis.
Dans le cas de mon intervention en Arabie Saoudite, l'objectif était de renforcer les compétences des personnes dans le domaine du leadership inclusif et mixte. L'idéal aurait été de créer ce travail d'une manière inclusive et mixte – car, comme le dit mon ami et mentor Myron Rogers, "la façon dont on arrive au futur est le futur qui arrive".
Ce n'était pas envisageable ici, j'ai donc imaginé un design très conversationnel qui faisait appel à la participation de chacun tout au long de notre atelier.
Par-dessus tout, j'ai placé nos interactions au cœur du dispositif, comme un modèle de collaboration homme-femme. Si les participants pouvaient me faire me sentir à l'aise d'être moi-même en leur compagnie, il y avait de fortes chances qu'ils soient capables de fonctionner de manière accueillante et inclusive avec leurs collègues féminines.
Plus une intervention est conçue pour modéliser l'objectif souhaité, plus elle a de chances de réussir. Penser "impact au carré" : l'impact des éléments visibles (connaissances, exercices...) est multiplié si les éléments sous-jacents (processus de travail, dynamique collective...) sont intentionnels et congruents avec l'objectif.
3- S'attacher à des principes plutôt qu'à une structure
Affronter l'inconnu socioculturel est évidemment source de beaucoup d'incertitude. Les choses peuvent se passer comme prévu... ou pas du tout.
J'ai préparé minutieusement le contenu que je voulais faire passer, afin de pouvoir m'en détacher si nécessaire. Si cela devait arriver (et c'est arrivé !), mon intervention resterait ancrée dans les principes qui ont motivé ce travail. Je crois que cela aide beaucoup d'être très clair avec ses principes directeurs, et très flexible dans leur exécution.
Mon design était sophistiqué et précis à la minute près. Par expérience, je sais que cela fonctionne parfaitement avec un public occidental. Mais ici, tout semblait différent.
Les participants sont arrivés à des heures différentes, aussi le cercle de parole inaugural le matin, destiné à permettre la reconnaissance mutuelle de tous, n'a rassemblé que la moitié des personnes.
Les participants allaient et venaient en fonction de leurs urgences professionnelles ; la participation ressemblait plus à un flux qu'à un groupe. Il n'était pas facile de "lire" la salle. À un moment donné, un participant est intervenu pour exprimer ce que j'ai cru, d'après son expression, être une critique ; en fait, il a dit que c'était l'un des meilleurs ateliers auxquels il avait participé.
Au milieu de la journée, le groupe a demandé de réorganiser la séquence de l'après-midi - j'ai dû changer, raccourcir et anticiper en un clin d'œil. Du coup, un nouveau changement s'est immédiatement imposé, car le premier ne tenait pas compte du bon moment pour la prière.
Tout cela aurait été plus compliqué si la structure et le contenu avaient guidé mon intervention. Mais ceux-ci ne découlaient que de principes directeurs, que je pouvais servir de multiples façons. Cela a rendu l'intervention "anti-fragile", ou du moins plus résistante aux perturbations.
Enfin, qu'en est-il de l'intégration des femmes sur le lieu de travail, qui était le sujet de cette mission ?
Plus largement, comment aborder la collaboration en diversité, qui est une composante essentielle de mon travail ?
Je ne pense pas qu'une intervention ponctuelle change radicalement les choses. En fait, il est prouvé que de nombreuses formations sur la diversité ont l'effet inverse. Néanmoins, les interventions ponctuelles peuvent être utiles pour orienter les gens dans une certaine direction.
De mon point de vue, il est vital que la diversité unisse plutôt qu'elle n'accentue les divisions du monde. Mon approche consiste donc à
Dédramatiser le sujet, afin que le groupe dominant ne se sente pas attaqué - ce qui provoquerait une réaction défensive naturelle.
Rejeter l'essentialisation du sujet : le genre ne détermine pas le comportement.
En faire une question d'efficacité commerciale et de leadership, et non une question morale.
Travailler sur la notion de leadership relationnel, qui est précisément la capacité à construire un leadership collectif à partir de la diversité d'un groupe.
En Arabie Saoudite, les femmes représentent aujourd'hui plus d'un tiers de la population active, une progression spectaculaire en quelques années. Elles sont très éduquées, ce qui représente un potentiel bien compris par les employeurs.
Bien qu'encore marquée par les codes culturels propres à ce pays, la dynamique sociale est en train de changer. Je souhaite le meilleur aux femmes saoudiennes qui entrent sur le marché du travail... et à leurs collègues masculins.
Je n'ai aucun doute que vous réussirez à gagner ensemble.
Contre toute attente.